LA DÉMARCHE
ÉBÉNISTERIE [ ébénist (∂) ri ] n.f. – 1732 de ébéniste * Art, métier de l’ébéniste ; fabrication de meubles de luxe, ou décoratifs, exigeant une technique plus soignée que la menuiserie en meuble
ROMANESQUE [ romanesk ] adj. et n.m. – 1628 ; h. XVIe ; de 1. roman*, d’apr. it. romanesco 1.Qui offre les caractères du roman traditionnel : poésie sentimentale, aventures extraordinaires 2.Qui contient ou qui forme des idées, des images, des rêveries dignes des romans → rêveur
DU FRUIT AU RÉCIT... Une histoire de meuble
Quelque part dans la vallée d’une rivière tranquille, un immense Pin blanc largue un de ses fruits mûrs au sol. Au cours de la saison à venir, cent autres cônes suivront et mourront. Celui-ci pourtant reçoit toutes les conditions nécessaires pour germer. C’est déjà un petit miracle en soi! On pourrait s’arrêter ici. Mais non, le fruit va se transformer tranquillement en jeune pousse de pin pour percer patiemment l’humus de la forêt laurentienne, s'abandonnant aux bonnes grâces de la pluie et du soleil. Mais ce n’est pas tout de percer la terre, il faudra bien qu’il résiste aux maladies, aux insectes xylophages, au régime herbivore du cervidé, au fer de la hache des hommes, ce qu’il arrive à faire avec une résiliente innocence. Il le fait si bien qu’il parvient contre toute adversité à un âge vénérable qu’aucun homme ne pourrait jamais atteindre en plusieurs vies sur cette terre.
Au terme de sa propre vie, quelques siècles plus tard, on le coupe pour en faire du bois d’œuvre. La bille de bois est alors sciée en planche et séchée à l’air libre jusqu’à ce qu’un artisan arrive au moulin pour en acheter les meilleurs spécimens. Avec les soins et le respect qui lui sont dus, le pin blanc est graduellement morcelé, dégauchi, taillé, raboté, sculpté, ouvré, assemblé, sablé, teint, ciré et poli pour être transformé en un modeste petit buffet deux corps. Puis le meuble est acheté par un homme anonyme de la ville, quelqu’un de bienveillant, mais sans plus. C’est à ce moment qu’il est transporté loin de l’atelier d’où il a vu le jour. Un nouveau cycle commence.
On ouvre, on ferme ses portes cent fois, mille fois. On éprouve les tasseaux de tiroirs, on entretient, on rafistole, on astique, on cire, on polit sa surface. Les taquets d’origine cèdent. On en rajoute de nouveau. Cent ans passent. La corniche a disparu, personne ne se rappelle comment ni pourquoi. On l’a même remplacé par une corniche d’un autre style. On s’est cogné le petit orteil des dizaines de fois dessus, on a éprouvé le bas des pattes à coup de jouets d’enfant, on a forcé les pentures moult fois encore. On lui fait la vie dure et bien que stigmatisé par l’œuvre mesquine des vers, quoique creusé par les dents des souris, le pin blanc de la forêt laurentienne poursuit encore et toujours sa vie à travers ce meuble discret qu’on a acculé un jour au mur d’une demeure ordinaire d’une ville tranquille de l’Amérique du Nord. Un petit miracle qui mériterait encore une fois qu’on s’arrête ici. Mais non.
Il s’en suit une longue période de léthargie. Le buffet est boudé et remplacé par du mobilier plus moderne. C’est bien connu, la mode mange du patrimoine à toutes les générations. Des décennies de poussière s’accumulent sur le buffet qui s’est retrouvé caché derrière le vieux Ford au fond du hangar. On y range désormais les outils huileux. Un autre demi-siècle s’écoule jusqu’au jour où un œil averti de collectionneur passant par là s’y attarde et le déterre de son trou sombre. Son propriétaire ne lui accorde plus d’importance depuis longtemps déjà. Il ne se rappelle même plus d’où il vient. L’a-t-il déjà su? Par indifférence, il le donne. Il ne le vend pas, non, il le donne.
C’est alors qu’on trouve une date gravée derrière: 1807. L’inscription est subtile, il faut prendre le temps. Le Pin qui l’a mis au monde a vu le jour bien avant la colonisation de l’Amérique. C’est donc dire qu’à lui seul le meuble convoie cinq siècles de légendes. On trouve aussi une signature, celle de l’artisan. Des spécialistes l’évaluent, comme on le ferait avec de vieilles voitures de collection. Son âge, sa facture, l’authenticité de son fini, la rusticité de sa construction, sa signature, sa datation gonflent toute sa valeur si bien qu’il devient absolument hors de prix pour le commun des mortels. Un riche collectionneur allemand met le grappin dessus dans une vente à huis clos quelque part dans une métropole. Personne ne peut rien y faire. Le Pin blanc quitte encore une fois vers des contrées éloignées, mais cette fois il ne repart pas tout seul. Cette fois, avec lui s’en vont mille histoires et récits de vie qui racontent intimement tout ce qu’ont été les êtres qui ont croisé son parcours. Avec lui s’en va une vraie petite légende tranquille, tout un patrimoine bâti d’une culture devenue amnésique de son histoire.
Imaginons qu’on puisse connaître à l’avance l’histoire passée des meubles qui occuperont nos jours à venir. Peut-être alors accorderions-nous plus de valeur à ces objets inanimés qui meublent l’intérieur de nos maisons. Peut-être alors aurions-nous un authentique héritage de notre patrimoine bâti à léguer à nos enfants. C'est du moins le pari que je prends aujourd'hui à une époque charnière de notre histoire où jeter est devenu aussi banal qu'acheter. Chaque geste pèse dans la balance de nos vies et de notre culture.
- Brad Cormier